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______QUESTIONS/REPONSES AVEC ENRIQUE JEZIK________________

INTERVIEW PUBLIÉ DANS LE CATALOGUE « LA SECURITÉ, C¹EST LE CONFORT MODERNE »
PUBLICATION : LE CONFORT MODERNE SOUS MA RESPONSABILITÉ EDITORIALE
SEPTEMBRE 2002 ­ 2 EUROS
FAIT À L'OCCASION DE L'EXPOSITION « SÉCURITÉ - ENRIQUE JEZIK »
DE SEPTEMBRE A NOVEMBRE 2002

QUESTIONS/RÉPONSES

Pierre Raine : Au sujet de ton texte sur tes intentions artistiques
j¹aimerais préciser deux points.
Le premier concerne ton désir de toujours avoir un contenu politique dans
ton travail. Il existe une très grande différence entre un art politique et
un art à contenu politique, puisque selon de nombreux critiques tout art est
intrinsèquement politique. (Le simple fait de faire de l¹art serait une
posture politique.)
Je ne chercherai pas à discuter de la validité de ces affirmations, mais
j¹aimerais connaître ta position, ce que tu défends, ce pour quoi tu te bats
?

Enrique Jezik : Je ne sais pas quelle différence il y a entre l¹une et
l¹autre affirmation mais ce qui m¹intéresse c¹est faire référence à des
questions politiques. Souvent, ce que je cherche à faire n¹est pas
précisément de dénoncer mais plutôt de jeter les cartes sur la table, d¹une
certaine manière il s¹agit de poser des questions ou mettre en Évidence
certains faits pour inviter à la réflexion.

P.R. : Ta réponse est trop évasive comme mes questions d¹ailleurs. Je sais
que définir précisément ce que tu attends d¹une action politique dans le
secteur artistique et la direction de ton travail sont des questions
auxquelles tu n¹as pas nécessairement de réponses.
Voyons ça avec un exemple précis. Qu¹à représenté pour toi la guerre en Irak
? En quoi est-ce exemplaire ?

E.J. : Tu as raison, tant tes questions que mes réponses sont ambiguës,
elles tentent de définir des choses difficiles. Il me semble très clair que
faire des déclarations politiques dans le milieu artistique ne peut pas
avoir beaucoup de répercussion, ça ne change réellement rien. Mais peut-être
que ce que tu dis de mes dernières pièces (sur un langage plus accessible),
même si ce n¹est pas quelque chose que j¹ai fait consciemment, peut
permettre que certaines réflexions aient plus d¹audience. Je ne sais pas, je
pense à voix haute
Ce que je veux dire (et là j¹imagine que tu seras d¹accord ) c¹est que même
les pièces les plus politisées ou activistes perdent beaucoup de leur
efficacité dans le contexte de l¹art. Nous travaillons avec ces limites et
la conscience que nous en avons. Il me semble que l¹¦uvre artistique dans ce
cas devient un peu comme un essai, un texte critique, qui réfléchit sur la
politique. Sans trop prendre en compte la quantité de public qui sera touché
mais remplissant sa fonction de communication ou de base de réflexion.
Pour en revenir à la guerre en Irak, elle m¹intéresse car elle me semble
emblématique de divers points nouveaux dans le contexte guerrier et
géopolitique et je ne me réfère pas seulement à la Guerre du Golf mais à un
processus qui date de longtemps déjà et qui traverse l¹actualité.
Premièrement le dictateur soutenu par les grandes puissances dans sa guerre
contre le fondamentalisme islamique (La guerre des 10 ans contre l¹Iran,
soutenue par les USA pour son opposition au régime des Ayatollahs et à la
révolution islamique). Le Frankenstein qu¹ils ont créé devint un danger
régional (tout comme c¹est arrivé en Afghanistan avec l¹aide initiale
apportée aux Talibans) et ça a débouché sur la Guerre du Golf, qui fut la
première guerre médiatique, en bonne partie inventée par le gouvernement
ricain grâce à l¹utilisation de CNN et la première où la manipulation
digitale créa une fausse idée de cette guerre selon la volonté de Washington
(je t'envoie un article « Tuer Menem » que j¹ai publié dans « Velocidad
Critica » à ce sujet). Et il n¹y a rien à jeter dans l¹analyse que fait
Baudrillard sur le même thème.
Cette guerre a servi de banque de données pour la mise en place d¹une
nouvelle doctrine militaire basée sur la supériorité aérienne, qui s¹est
étoffée au Kosovo et s¹est ensuite perfectionnée en Afghanistan. Mais la
déroute de Saddam a eu comme résultat de le fortifier au niveau interne, non
seulement dans son pays mais dans tout le monde arabe, au niveau populaire,
converti en symbole de la résistance contre les USA.
D¹une certaine manière Saddam a servi aux USA de prétexte très utile tant
pour justifier leur voracité dans cette région (jusqu'à ce qu¹ils
rencontrent un meilleur plan avec l¹Afghanistan) que pour résoudre des cas
de politique intérieure (rappelons que le début de l¹opération ´Renard du
désertª commença au moment ou Clinton était au milieu du scandale Lewinsky).
Bon, pour toutes ces raisons et bien d¹autres que je garderai pour moi pour
ne pas t¹emmerder, cette guerre me paraît très intéressante.

P.R. : Ma seconde question porte sur ton intérêt pour « certaines formes de
violence », tu nous donnes certains exemples comme « la surveillance, la
migration, l¹histoire, la guerre ». Il s¹agit toujours de violences
collectives ou de masse, quelles sont les caractéristiques de cette violence
que tu recherches ?

E.J. : Ce qui m¹intéresse c¹est d¹observer ou de réfléchir sur
l¹organisation de la violence (peut-être massive) : la guerre est un
phénomène qui nous affecte même lorsqu¹on est loin du conflit. L¹autre
aspect qui me préoccupe concerne les déficiences, dans les pays
latino-amÉricains, du système de monopole de la violence organisé par l¹État
(mais sans prétendre que c¹est seulement Latino-américain). La violence
domestique, par exemple, ne m¹intéresse pas comme thème de travail
actuellement.

P.R. : En quoi est-ce que la guerre t¹affecte quotidiennement ? De quel type
de guerre parlons-nous ?
Tu as une guerre juste à côté de chez toi, dans le Chiapas, la prendrais-tu
comme thème ?

E.J. : Bien sûr que je suis un observateur externe, Éloigné des guerres.
Peut-être, est-ce un intérêt historique qui est mon point de départ, un
intérêt pour l¹histoire, les processus historiques et les relations
internationales (particulièrement les violentes).
Étant donné que la guerre est un phénomène extérieur (bien que pas
complètement à cause des répercussions) mes points de vue sont
nécessairement différents de celui qui vit cette réalité quotidiennement.
Mais par ailleurs n¹oublie pas que mes thèmes sont aussi la surveillance, la
violence urbaine (qui inclut la répression policière), etc., qui me touchent
et que je vois de près. Tout cela sous-tend cette question du monopole de la
violence spécialement dans les pays sous-développés où elle cesse d¹être un
monopole d¹État (avec les institutions correspondantes : police, armée,
etc.) pour passer aux mains de différentes instances sociales.
Concernant la guerre dans le Chiapas c¹est bien sûr un thème qui m¹intéresse
tant pour lui-même que pour sa relation avec ce que l¹on a nommé les
Nouvelles Guerres, qui incluent par exemple les guerres de basse intensité,
caractéristiques de ces dernières années bien que le thème soit devenu plus
urgent et populaire depuis les attentats du 11 septembre 2001.
J¹étudie ces thèmes, ces réflexions théoriques et peut-être, pour cette même
raison n¹apparaissent-ils pas dans mon travail actuel, mais certainement
sortiront-ils dans mes prochains travaux.
Par exemple, l¹un des détonateurs de ces nouvelles guerres est le
nationalisme. Alors que j¹étais au Québec, j¹ai réalisé une pièce qui
traitait du nationalisme et du séparatisme en intervenant sur le mur de la
galerie : avec un marteau de démolition j¹ai dessiné une carte du Canada sur
le mur. La partie correspondant à la province du Québec a été arrachée et
posée sur le côté laissant un trou dans le mur. Les décombres sont restés
sur le sol. C¹est une pièce d¹une lecture plutôt facile, bien qu¹il y ait de
petits détails annexes comme les accidents et cassures dans le mur au niveau
du Québec et des effets matière.

P.R. : J¹ai lu dans le texte de Lelia Driben qu¹il fallait associer ton
attitude au génocide Argentin, est-ce quelque chose de conscient dans ton
travail ?

E.J. : Dans certaines ¦uvres anciennes cette lecture était inévitable, mais
c¹est apparu de façon inconsciente. Je ne m¹étais pas mis en tête de parler
de la dictature argentine quand j¹ai réalisé l¹installation au Musée
Carrillo Gil mais il y avait une référence évidente à cette période de
l¹histoire récente dans ces pièces. Je ne rejette pas cette lecture de mon
travail cependant je crois que maintenant j¹ai une plus grande conscience de
ce que je raconte et de ses implications. Auparavant, le fait de travailler
avec ce matériel était plus intuitif.

P.R. : Pour poursuivre sur le thème de la violence, j¹ai été surpris par tes
deux dernières pièces qui montrent des images sanglantes et de la violence
physique (je fais référence à « Seguridad » et « La fiesta interminable »).
Je ressens un changement important quelque chose de l¹ordre de la colère ou
peut-être du désespoir
N¹as-tu pas peur que l¹utilisation d¹images morbides, sensationnalistes
aille dans le sens de cette banalisation de la violence que tu cherches à
dénoncer ?

E.J. : Dans ces pièces il y a l¹intention de faire référence à l¹emploi de
la violence par les médias. Je le fais en prenant ces images banalisées pour
les mettre en relation avec d¹autres images plus évocatrices, comme celle de
la main sur la viande. J¹ai malgré tout ressenti que l¹installation vidéo «
Séguridad » Était morbide mais ces images de visages ensanglantés sont du
matériel récupéré à la télévision, dans le contexte de l¹¦uvre, il me semble
qu¹elles prennent une autre dimension, comme si par contraste avec les
autres images elles devenaient encore plus morbides et sensationnelles (ou
alors, c¹est la réaction du public face à des images très explicites).

P.R. : La pièce m¹avait paru très lisible, mais je sens un tournant dans ton
travail qui devient de plus en plus direct. Là, je sens une ambivalence dans
ton attitude face au public potentiel qui pourrait être confronté à ton
travail. D¹un côté tu suis le chemin classique des lieux dédiés à l¹art
contemporain avec son public spécialisé et d¹un autre côté je sens une
tendance (qui se généralise) à devenir de plus en plus accessible tant dans
ton discours que dans l¹alphabet utilisé.

E.J. : Je comprends ce que tu me dis mais je n¹y avais pas pensé. Peut-être
suis-je dans une période de changement dans ma relation avec le public et
dans le langage que j¹utilise mais si tel est le cas, cela survient de
manière encore imperceptible pour moi. Je suppose que c¹est plus facile à
voir pour toi de l¹extérieur que pour moi de l¹intérieur. J¹y réfléchirai
Que veux-tu dire avec qui se généralise ? Tu fais référence à mon travail ou
à l¹art en général ?

P.R. : Je faisais référence à l¹art en général avec cette idée, qui revient
après quelques décennies, de toucher plus de public.
Changeons de thème, je ne sais pas si cela a une quelconque importance mais
je suis curieux de connaître les raisons de ton départ d¹Argentine pour le
Mexique. Attrait pour les USA ou désir de se confronter à la ville la plus
grande du monde ? Problème à Buenos Aires ? Autres ?

E.J. : Avant de partir pour Mexico, je travaillais sur une thématique à
caractère anthropologique, voir archéologique, je m¹intéressais aux cultures
traditionnelles, ses symboles et ses rituels. Je m¹intéressais à la culture
pré-hispanique. Mais au fur et à mesure de ma résidence à Mexico mon ¦uvre
s¹est orientée vers un questionnement plus urbain et j¹ai laissé de côté le
rituel et l¹archétype. Le plan initial était de rester un an et puis je suis
resté comme tant d¹autres immigrants.

P.R. : Cette tentation de s¹enfermer dans la tradition pré-hispanique est
toujours quelque chose de très présent dans la production artistique en
Amérique Latine. L¹autre visage serait l¹emploi de symboles catholiques
(vierges Marie guadalupanas, petits anges et conquistadores espagnols). En
vivant dans des mégalopoles comme Buenos Aires, Mexico, Monterrey ou
Guadalajara je ne vois pas à quelle réalité ils font référence.

E.J. : Dans mon cas, je crois que l¹on pourrait rapprocher mon travail des
années 80 d¹une tendance qu¹il y eut à Buenos Aires de rechercher une
identité latino-américaine continentale. Un processus qui vit le jour pour
ma génération au terme de la dictature en 1983 et qui construisait des ponts
avec des artistes qui dans les années soixante-dix faisaient des peintures
qui intégraient géométrie et passé incas (la géométrie sensible : Alejandro
Puente, Cesr Paternosto) et l¹héritage de Torres GarcÌa et son école
geométrico-folklorique. Il y eut un groupe d¹artistes assez jeunes qui
suivirent de très près ces références. Moi, je me rapprochais peut-être plus
de l¹Arte Povera, mais pour l¹emploi de signes archétypiques j¹étais très
proche de cette tendance. Cette recherche identitaire était assez logique à
Buenos Aires où il y a eu tant d¹immigration et où il y a toujours eu ce
sentiment d¹être plus européen qu¹américain (rappelons cette blague qui dit
que les mexicains descendent des aztèques, les péruviens descendent des
incas et les argentins descendent des bateaux).
L¹utilisation de symboles catholiques, qui ne m¹a jamais intéressé, est
malgré tout quelque chose de plus ou moins cohérent avec la réalité de ces
villes que tu mentionnes, où le catholicisme est tellement enraciné et où
l¹Église a tant de pouvoir, y compris politique.

P.R. : Je suis très surpris par la reconnaissance qu¹obtiennent les artistes
étrangers vivant au Mexique comme l¹Espagnol Santiago Sierra, le Belge
Francys Alyss et toi l¹argentin.
Quel genre d¹hybridations positives et quelles opportunités offre Mexico ?

E.J. : La réponse évidente serait de l¹attribuer à la facilité que les
mexicains ont d¹accepter ce qui vient de dehors mais, bien que ce soit l¹un
des facteurs, ce n¹est pas le seul. La ville offre une énergie très
particulière, qui, lorsqu¹on est artiste récemment arrivé, peut-être perçue,
récupérée et amassée. C¹est une rétro-alimentation, un croisement de
différents facteurs. Ce qui nous attache à cette ville c¹est l¹effroi, comme
le disait Borges de Buenos Aires.

P.R. : Moi aussi j¹ai senti cette énergie à Monterrey mais avec le côté
provincial d¹une ville six fois plus petite. J¹avais cette impression de
vivre dans une ville futuriste en pleine déconfiture. Je me souviens avoir
lu que le Mexique était passé directement à la post-modernité sans connaître
la modernité, je crois qu¹il y a quelque chose comme ça que l¹on ressent à
Mexico, beaucoup plus fort que dans les autres villes du pays.

E.J. : Les contradictions entre tradition et modernité, culture populaire et
culture élitiste, richesse jusqu¹à l¹exagération et luxe effréné d¹un petit
nombre face à la pauvreté de la majorité, etc., etc., sont certainement
caractéristiques de tout le Mexique, mais elles s¹accentuent dans les
grandes villes mais de façon différente. A Mexico, cette intensité va de
pair avec l¹immensité de la ville. Là, se trouve cette énergie dont nous
parlions, non ?


pierreraine@wanadoo.fr
 
 
 
 
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