_______________________________COMMISSARIAT D'EXPOSITION_____________________________
_________________________________________ESTELLA TORRES : SACREE FAMILLE____


Estela Torres
Galerie Les Singuliers
Mars - Avril 2003
138, bvd Haussman
75008 Paris


                        


Il était une fois Estela …
Par Laurence Hecht, 2003

Estela griffonne des pages de petits cahiers depuis près de dix ans ; 
une à deux fois par semaine.
Au cœur de la vie d’Estela, il y a cette constance, comme un besoin 
incessant – crayon en main- de remplir la page blanche. L’acte de faire 
est intimement lié, presque confondu avec la vie de tous les jours et le 
rythme du travail s’est mis en résonance avec le tempo quotidien.
Visiter l’atelier d’Estela, c’est voir l’appartement, la scène privée où 
le cahier à pris la place du journal intime et la toile, le rôle du 
bloc-notes ou encore du «post-it».

Estela nous l’a dit : si elle écrit, dessine, peint ou encore note, 
c’est pour exorciser - à l’instant T - ce que son quotidien de femme et 
de mère lui présente. Toute sa production rend compte de sa vie de 
famille, avec ses deux enfants et son compagnon. On y découvre alors 
tous ses bonheurs, mais aussi ses petits drames et tracas.
Estela est à la fois une femme et une mère et cet état de fait est en 
soi une problématique.
Pas toujours drôle, on l’aura compris, mais jamais dramatique ; ici, 
l’acte de faire est simplement un acte pour dire.

Chaque feuille de cahiers, chaque toile, petit ou grand format, est à la 
fois un fragment et un détail de la vie d’Estela.
Chaque production est un élément « découpé », comme une image «arrachée» 
au feuilleton quotidien et est en même temps un événement incontournable 
du récit intime.
La dernière série le confirme : le cadrage photographique souligne le 
hors champs tandis que le « point de vue » annonce un détail important 
de l’histoire. Il y a toujours un avant et un après suggérés par le 
support mais ce qui y est saisi est cet instant, toujours inédit, où la 
pensée prend forme.
Chaque pièce de la production fonctionne ainsi, comme une « diapositive 
» : simple constat extrait d’un quotidien qui devient du même coup, une 
image que l’on échange en famille pour se construire ensemble.

Et c’est peut être là, la force de ce journal.
Extraire de soi non pas par dispersion, mais tout au contraire, assurer 
la continuité et construire sa cohésion.
Alors strate après strate, cahier après cahier ou encore toile après 
toile, l’acte de faire est toujours chose dite mais devient dans le même 
temps, chose pour se faire.

Toute la production de l’artiste rend compte d’un motif constant – peut 
être une obsession (féminine) – compris dans l’univers enfantin.
Que ce soit cette chambre d’enfant (installation-99), ces quelques 
vêtements ou ces figures de bébés peintes sur toile, le carnet d’Estella 
semble notifié par l’angoisse et le désir de l’enfantement ainsi que 
cette nouvelle relation à venir.

Certains travaux sont peints avec du sang ; peu importe lequel. Nous ne 
nous empêcherons pas d’y voir le sang menstruel, justement celui qui 
annonce une réalité fondamentalement féminine.
Et puis, plus loin, sur les cahiers ou sur les toiles, ces notes prises 
par une mère pour ne pas oublier la crèche ou le rendez-vous chez le 
pédiatre.
Ce qui est alors frappant, c’est cette dualité toujours visible entre le 
désir de ce petit «autre» et son lot «d’ inquiétantes étrangetés».

La figure de l’enfant est peinte en gros plan, tellement énorme qu’elle 
ne tient plus dans le format.
Tout ici, impose le face à face et contraint le spectateur à soutenir le 
regard de cet autre peint. On ne sait plus qui regarde qui, et ses 
représentations prennent parfois l’allure d’un masque, à la fois 
fascinantes et terrifiantes dans leur pouvoir d’identification.
Mais l’enfant est bien souvent «monstrueux», en tout cas toujours 
inquiétant pour s’y confondre sereinement.

L’histoire d’Estela se construit ainsi, sur une confrontation 
permanente, entre attraction et «répulsion», entre ses propres souvenirs 
de gosses et maintenant, son quotidien de mère.
Alors dans la chambre d’enfant, la violence comprise dans le sang 
devient dans le même temps celle d’un cauchemar ancien peuplé de 
monstres et de figures oniriques.

Ce qui nous intéressa ici, est cette ambiguïté inscrite jusque dans la 
facture même des différents travaux.
Que se soit sur les cahiers ou sur les toiles, le geste d’Estela est une 
torsion, une manipulation subie par la ligne.

La « gesticulation » de l’artiste ressemble bien souvent à une 
sismographie enfantine. La ligne s’entremêle, se chevauche et se tisse, 
et la trace laissée par le pinceau ou par le feutre ressemble à certains 
gribouillis, griffonnages et autres barbouillages.
Estela entend inscrire physiquement les mouvements d’un corps et ces 
images s’apparentent à des enregistrements, comme le sont nos tous 
premiers dessins d’enfant.
Mais dans le même temps, la ligne s’organise, se met en scène et devient 
écriture lisible et non plus seulement visible. On parcours alors le 
texte, parfois simples notes mais toujours celui d’une conscience en 
train de se faire.

Tout ici conçoit le «grapheïn», dessiner et écrire, compris comme un 
seul et même acte. Alors le tracé vacille et finalement oscille 
constamment entre l’inscription d’un corps et l’écriture d’une pensée.

La « manière » de l’artiste nous évoque aussi une certaine attitude.
«Bien fait, pas fait, mal fait» ; la peinture s’efforce alors de figurer 
tandis que la matière dégouline et fait des tâches.
Le geste est assuré et volontaire, même si rien ne semble déterminé à 
l’avance. Il est comme un «caprice» (ou une angoisse ) qui ne peut 
laisser présager du devenir de l’œuvre.

Dans l’atelier d’Estela les toiles sont «finies» quand tout est extirper 
; parfois avec réserve et parfois saturées.
La ligne assure ainsi la continuité ; elle opère le passage entre ce qui 
surgit d’une «émotion» et la formulation nécessaire à toute appréhension 
du monde.

Le journal intime rend compte d’un être au monde.
Celui d’Estella, d’une enfant devenue mère.
A bien des égards il nous concerne tous, mais peut être plus encore, il 
est histoire de femme. Chaque toile, chaque page de cahier renvoie à ce 
point de jonction que la maternité provoque.

Alors l’enfant qu’était Estella s’impose à notre regard,
Tandis que nous regardons, l’enfant d’Estela.



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